7
Dans l’obscurité qui se dissipait, Lawler s’imagina que la mer s’étendant devant eux se retirait rapidement, se détachait comme la peau d’un fruit pelé, laissant derrière elle, entre la Face et le navire, une immense étendue de sable nu. Mais, quand il regarda de nouveau, il vit que les flots miroitants n’avaient pas bougé.
Un peu plus tard, l’aube se leva, apportant avec elle des sons et des formes étranges : des brisants, le claquement sec de vaguelettes battant la proue, une traînée d’écume lumineuse au loin. À la clarté grisâtre des premières lueurs du jour, Lawler ne pouvait rien distinguer d’autre. Il y avait une terre droit devant, pas très loin, mais il ne parvenait pas à la distinguer. Tout était incertain. L’air semblait chargé d’un brouillard si épais que le soleil serait impuissant à le dissiper. D’un seul coup, il découvrit une grande barrière sombre qui s’étendait sur l’horizon, une bosse assez peu élevée qui aurait presque pu être la côte d’une île Gillie. Mais il n’y avait pas d’île Gillie de cette taille sur Hydros. Elle s’étirait d’un bout à l’autre de la planète, se dressant face à la mer qui grondait et se fracassait au loin contre cette muraille, sans parvenir à l’abattre.
Delagard apparut. Il monta sur la passerelle et s’immobilisa, le corps tremblant, le visage tendu vers l’avant, les mains crispées sur la rambarde avec une ferveur à donner le frisson.
— La voilà ! s’écria-t-il. Vous ne m’avez pas cru ! Voilà enfin la Face ! Regardez-la ! Regardez-la !
Il était impossible de ne pas se sentir envahi par une crainte révérentielle. Même les plus simples parmi les voyageurs, ceux dont l’intelligence était la moins prompte – Neyana, Pilya, ou encore Gharkid –, semblaient bouleversés par cette présence imposante, par l’étrangeté du paysage, par le pouvoir des inexplicables émanations psychiques, de ces pulsations continues émises par la Face. Nul ne s’occupait des voiles, ni du gouvernail ; ils étaient alignés tous les onze sur le pont, pétrifiés, silencieux, le regard fixé vers l’avant tandis que le navire glissait vers l’île qui semblait l’attirer avec la force d’attraction de quelque puissant aimant.
Seul Kinverson semblait, bien qu’ébranlé, ne pas être complètement bouleversé. Il était sorti de sa transe et regardait lui aussi fixement le rivage qui se rapprochait. Sa face taillée à la serpe semblait éclairée par une violente émotion, mais, quand Dag Tharp lui demanda s’il avait peur, Kinverson tourna vers lui un visage impénétrable, comme si cette question n’avait aucun sens, et un regard totalement dénué de curiosité, comme si toute explication lui était indifférente.
— Peur ? dit-il. Non. Je devrais avoir peur ?
Ce que Lawler trouvait de plus stupéfiant, c’était l’impression de mouvement continu et général que donnait l’île. Rien ne restait jamais en repos. La végétation qui bordait le rivage, s’il s’agissait bien de végétation, semblait se développer à un rythme effréné, incessant, implacable. Rien ne demeurait immobile nulle part. La configuration de l’île ne semblait pas obéir à des formes connues. Tout était mouvement, tout ondulait, s’agitait, s’incorporait à l’enchevêtrement de substance chatoyante, puis s’en dégageait pour se mouvoir sans répit en une danse frénétique, un déploiement insensé d’énergie qui durait peut-être depuis la nuit des temps.
Sundira s’approcha de Lawler et posa doucement la main sur son épaule nue. Ils restèrent côte à côte, le regard tourné vers l’avant, osant à peine respirer.
— Les couleurs, murmura-t-elle. L’électricité.
Le spectacle était fantastique. La lumière était produite en permanence par chaque millimètre carré de la surface de l’île. Tantôt d’un blanc immaculé, tantôt d’un rouge éblouissant, tantôt d’un violet très profond, tirant sur le noir impénétrable. Puis leur succédaient des couleurs sur lesquelles Lawler était à peine capable de mettre un nom. Elles s’évanouissaient avant même qu’il ait eu le temps de les comprendre et d’autres, tout aussi puissantes, les remplaçaient aussitôt.
C’était une lumière qui avait la qualité d’un énorme tumulte : une explosion, un épouvantable fracas, un éclaboussement frénétique, un éblouissement lumineux. Il s’en dégageait une énergie insensée, démentielle ; une telle furie ne pouvait rien avoir de raisonnable. Des éruptions fantasmagoriques de flammes froides s’élevaient en dansant, brillaient d’un vif éclat et s’évanouissaient. Il était impossible de garder très longtemps le regard fixé sur le même point ; la violence des jaillissements de lumière obligeait à détourner les yeux. Lawler constata que, même lorsqu’il ne regardait pas, il en avait le cerveau martelé. On eût dit quelque gigantesque dispositif radio projetant inexorablement ses émissions sur les longueurs d’ondes biosensorielles. Lawler sentait les émanations qui le sondaient, qui effleuraient son cerveau, qui s’insinuaient à l’intérieur de son crâne comme des doigts invisibles caressant son âme.
Il demeurait immobile, frissonnant, le bras passé autour de la taille de Sundira, tous ses muscles crispés de la nuque aux orteils.
Puis, traversant le jaillissement infernal de lumière, lui parvint quelque chose de tout aussi violent, de tout aussi insensé, mais de beaucoup plus familier : la voix de Nid Delagard, devenue âpre et dure, et extraordinairement cassante, mais quand même reconnaissable.
— Tout le monde à son poste, et plus vite que ça ! Nous avons encore beaucoup à faire !
En proie à une vive excitation, l’armateur haletait. Il avait le visage sombre et déformé comme si quelque violente tempête intérieure dévastait son âme. Il se déplaçait avec une étrange frénésie au milieu des voyageurs pétrifiés et les saisissait l’un après l’autre sans ménagement pour les faire pivoter et les obliger à détourner les yeux de la Face.
— Retournez-vous ! Retournez-vous ! Cette foutue lumière va vous hypnotiser si vous vous laissez faire !
Lawler sentit les doigts de Delagard s’enfoncer dans la chair de son bras. Il ne résista pas et laissa l’armateur l’éloigner du spectacle hallucinant qui se déployait au-dessus des flots.
— Il faut vous forcer à ne pas regarder, rugit Delagard. Onyos, prenez la barre ! Neyana, Pilya, Lawler, occupez-vous des voiles ! Il faut trouver un mouillage !
Plissant les yeux pour effectuer les manœuvres, s’efforçant de ne pas regarder dans la direction de l’incompréhensible jaillissement de lumière, ils naviguèrent en longeant la côte, à la recherche d’une crique ou d’une baie où ils pourraient s’abriter. Mais il ne semblait rien y avoir de tel. La Face n’était qu’un interminable promontoire, impénétrable, hostile.
Puis le navire franchit brusquement la ligne des brisants et déboucha en eau calme, dans une crique paisible limitée par deux avancées de terre bordées de parois abruptes. Mais ce calme était trompeur et il fut de courte durée. Quelques instants après leur arrivée, une violente houle se leva dans la crique. Au milieu des flots écumeux apparurent de fortes lanières noires ressemblant à d’énormes laminaires qui commencèrent à battre la surface de l’eau comme des membres de monstres marins. Au milieu d’elles se dressaient de menaçantes saillies hérissées de pointes qui projetaient des nuages sinistres de fumée jaune. Des déformations de la terre semblaient se produire le long du rivage.
Épuisé, Lawler commençait à avoir des visions, mystérieuses, abstraites, cruellement tentantes. Des formes inconnues dansaient devant ses yeux. Il éprouva une atroce démangeaison derrière le front, là où il lui était impossible de se gratter. Il pressa les deux mains contre ses tempes, mais cela ne changea rien.
L’air sombre, Delagard allait et venait sur le pont en marmottant. Au bout d’un moment, il donna l’ordre de faire demi-tour et de repasser derrière les brisants. Dès qu’ils furent sortis de la crique, la mer se calma et l’anse redevint aussi attirante qu’elle l’avait été.
— Voulez-vous essayer une seconde fois ? demanda Felk.
— Pas tout de suite, répondit Delagard, le visage buté, les yeux flamboyants d’une colère froide. Ce n’est peut-être pas un bon mouillage. Nous allons suivre le rivage vers l’ouest.
Mais la côte qu’ils longeaient était peu accueillante : rude, abrupte et sauvage. Le vent leur portait une odeur âcre de combustion. Des parcelles enflammées s’élevaient de la terre. L’air lui-même semblait embrasé. De loin en loin, des ondes télépathiques d’une puissance terrifiante leur parvenaient de l’île, de brèves et violentes secousses qui les plongeaient dans la confusion et le désarroi. Le soleil de midi était boursouflé et décoloré. Il ne semblait pas y avoir d’autre crique. Delagard, qui était descendu dans l’entrepont, remonta au bout d’un moment et annonça qu’il renonçait provisoirement à s’approcher du rivage.
La Reine d’Hydros s’éloigna des brisants, jusqu’à un endroit où la mer était parfaitement calme et peu profonde, ruisselante des couleurs qui s’élevaient d’un banc de sable irisé. Là, ils jetèrent l’ancre, pour la première fois depuis si longtemps.
Lawler alla trouver Delagard, accoudé au bastingage, le regard perdu dans le lointain.
— Alors ? dit-il. Quelle est votre première impression de votre paradis, Nid ? De votre pays de cocagne ?
— Nous trouverons un passage. C’est simplement parce que nous sommes arrivés du mauvais côté.
— Vous voulez y aborder ?
Delagard se tourna vers lui et lui fit face. Ses yeux injectés de sang, étrangement colorés par les torrents de lumière qui se déversaient autour d’eux, semblaient absolument morts, sans la moindre étincelle de vie. Mais quand il parla, sa voix était aussi résolue que jamais.
— Rien de ce que j’ai vu jusqu’à présent ne m’a fait changer d’avis sur quoi que ce soit, docteur. C’est ici que je veux m’établir. Jolly avait réussi à accoster et nous réussirons aussi.
Lawler se garda bien de répondre. Tout ce qu’il aurait pu dire eût immanquablement provoqué une explosion de fureur chez Delagard.
Mais brusquement le visage de l’armateur s’éclaira d’un sourire. Il se pencha et donna une petite tape amicale sur l’épaule de Lawler.
— Allons, docteur, ne prenez pas un air si grave ! Bien sûr que cet endroit est extrêmement mystérieux. C’est évident. Sinon, pourquoi les Gillies s’en seraient-ils tenus à l’écart pendant tout ce temps ? Et il est évident que ce qui nous arrive de la Face nous semble très étrange. C’est parce que nous n’y sommes pas habitués. Mais cela ne signifie pas que nous devions en être effrayés. Ce n’est, somme toute, qu’un tas d’impressions visuelles. Une décoration, des rubans sur le paquet. Cela ne veut rien dire. Rien de rien.
— Je suis content de voir que vous êtes toujours sûr de vous.
— Oui, moi aussi. Écoutez, doc, ayez confiance. Nous y sommes presque. Nous sommes arrivés jusqu’ici et nous irons jusqu’au bout. Il n’y a pas à s’inquiéter. Détendez-vous un peu, doc, ajouta-t-il avec un nouveau sourire. Savez-vous que j’ai retrouvé hier soir un peu de l’alcool de Gospo ? Descendez donc dans ma cabine dans une ou deux heures. Tout le monde y sera. Nous allons faire une petite fête. Nous allons célébrer notre arrivée.
Lawler se présenta le dernier. Tassés dans la petite pièce à l’air vicié, ils étaient tous rassemblés en demi-cercle autour de Delagard. Sundira était assise entre l’armateur et Kinverson, puis venaient Neyana et Pilya, Gharkid et Quillan, Tharp, Felk et Lis. Tout le monde avait un gobelet d’alcool. Une bouteille vide et deux pleines étaient posées sur la table. Adossé à la cloison, la tête rentrée dans les épaules, dans cette attitude qui lui était particulière, à la fois défensive et agressive, Delagard faisait face à l’ensemble du groupe. Il avait l’air d’un possédé. Ses yeux étaient brillants, presque fiévreux. Son visage, mal rasé et portant les marques d’une irritation cutanée, était empourpré et couvert de sueur. Lawler eut brusquement l’impression que leur capitaine était au bord d’une crise : une éruption interne, une violente explosion, la libération de toutes les émotions accumulées et depuis trop longtemps contenues.
— Prenez un verre, doc, dit Delagard.
— Oui, je veux bien. Mais je croyais que vous étiez en rupture de stock.
— Moi aussi, dit Delagard. Mais je me trompais.
Il remplit le gobelet à ras bord et le poussa sur la table vers Lawler.
— Alors, comme ça, docteur, vous n’aviez pas oublié l’histoire de Jolly sur la cité sous-marine ?
Lawler but une grande gorgée et attendit que l’alcool soit descendu dans son estomac.
— Comment savez-vous ça ?
— C’est Sundira qui me l’a dit. Elle m’a dit que vous lui en aviez parlé.
— Oui, dit Lawler avec un petit haussement d’épaule, cela m’est revenu à l’esprit hier, tout à fait par hasard. Je n’y avais pas pensé depuis des années. C’était le plus beau de l’histoire de Jolly et je l’avais oublié.
— Moi, je ne l’avais pas oublié, dit Delagard. Et je viens de raconter tout cela aux autres pendant que nous vous attendions. Alors, docteur, qu’en pensez-vous ? Est-ce que Jolly racontait des conneries, à votre avis ?
— Sur une cité sous-marine ? Comment cela serait-il possible ?
— Je me souviens que Jolly parlait d’un tunnel de gravitation. Super-technologie pour super-Gillies.
Delagard imprima un mouvement de rotation à son gobelet et le liquide commença à tourner à l’intérieur du récipient. Lawler se rendit compte que le capitaine avait déjà beaucoup bu.
— Tout comme vous, reprit Delagard, cela a toujours été mon histoire préférée. Savoir que les Gillies ont décidé, il y a un demi-million d’années, d’aller vivre sous l’océan. Vous vous souvenez qu’ils ont dit à Jolly qu’il y avait des terres sur cette planète ? Des îles de grande taille et même des petits continents. Mais ils en avaient détruit la plus grande partie et utilisé les matériaux pour construire des salles hermétiques auxquelles on accédait par leur tunnel de gravitation. Et quand tout fut prêt, ils s’installèrent au fond et ils refermèrent la porte derrière eux.
— Et vous croyez à cette histoire ? demanda Lawler.
— Probablement pas. C’est quand même un peu dur à avaler. Mais elle est pourtant belle, n’est-ce pas, doc ? Une race supérieure de Gillies qui vit au fond de l’eau, les maîtres de la planète. Ils ont laissé leurs cousins de province sur les îles flottantes pour exploiter la planète en surface et les approvisionner. Et tous les êtres vivants d’Hydros, les Gillies des îles, les bouches et les plates-formes, les plongeurs, les poissons-taupe et tous les autres, jusqu’aux râpeurs, sont unis en un gigantesque écosystème planétaire dont l’unique fonction est de satisfaire les besoins de ceux qui vivent dans la cité sous-marine. Et les Gillies des îles sont persuadés qu’après leur mort, ils viendront vivre sur la Face. Demandez à Sundira, si vous ne me croyez pas. Cela signifie nécessairement qu’ils espèrent descendre sous l’eau et mener une existence aisée dans la cité secrète. Peut-être les plongeurs le croient-ils aussi. Et les râpeurs.
— Cette cité n’est que l’invention d’un vieux fou, dit Lawler. C’est un mythe.
— Peut-être, dit Delagard. Mais allez savoir.
L’armateur lui adressa un mince sourire glacial.
Sa maîtrise de soi était d’une intensité effrayante, irréelle, menaçante.
— Admettons que ce ne soit pas un mythe, reprit-il. Imaginons que ce que nous avons vu ce matin, toute cette incroyable sarabande de lumière à donner le frisson, soit en fait une énorme machine biologique qui fournit l’énergie nécessaire à la cité cachée des Gillies. Les plantes qui poussent là-bas sont en métal, je suis prêt à le parier. Elles font partie de la machine. Elles plongent leurs racines dans la mer et leur rôle est d’extraire des minéraux et d’élaborer de nouveaux tissus à partir d’eux. Et aussi d’accomplir toutes sortes de fonctions mécaniques. Quelque part sur l’île il doit y avoir un gigantesque réseau électrique. Je parierais qu’en plein milieu il y a un collecteur solaire, un accumulateur qui produit l’énergie que tous les composants semi-vivants de cette installation envoient vers la citée engloutie. Ce que nous avons reçu, c’est l’excédent d’énergie. Nous l’avons senti crépiter dans l’air et nous brouiller les idées. Mais nous n’allons pas nous laisser faire. Nous sommes assez intelligents pour rester hors de sa portée. Voici ce que je propose : nous allons longer la côte en restant à une distance suffisante jusqu’à ce que nous arrivions à l’entrée de la cité cachée, et alors…
— Vous allez trop vite. Nid, le coupa Lawler. Vous venez de dire que vous pensez que la cité engloutie n’est peut-être que l’invention d’un vieux marin à l’esprit dérangé et vous voilà déjà à l’entrée.
— Je suppose simplement qu’elle existe, répliqua Delagard sans se démonter. Juste à titre d’hypothèse. Prenez donc un autre verre d’alcool, docteur. Ce sont vraiment les dernières bouteilles ; autant en profiter une bonne fois.
— En admettant qu’elle existe, reprit Lawler, comment comptez-vous édifier la grande ville dont vous m’avez parlé, si l’endroit appartient déjà à une race supérieure de Gillies ? Ne pensez-vous pas qu’ils pourraient soulever quelques objections ? En admettant qu’ils existent.
— Si, je le pense. En admettant qu’ils existent.
— Dans ce cas, n’est-il pas vraisemblable qu’ils rassembleront une armada de poissons-pilon, de poissons-hache, de léopards de mer et de drakkens pour nous dissuader de continuer à les importuner ?
— Ils n’en auront pas la possibilité, répondit posément Delagard. S’ils sont bien là, nous descendrons sous l’eau et il ne nous restera plus qu’à conquérir leur cité.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?
— Rien de plus facile. Ils sont vieux, décadents, ramollis. Toujours s’ils existent, docteur. De toute éternité, ils ont vécu sans aucune contrainte et le concept même d’ennemi leur est étranger. Toute la planète n’est là que pour les servir. Et ils vivent dans leur trou depuis un demi-million d’années, dans un luxe inimaginable. Quand nous serons en bas, nous découvrirons qu’ils ne disposent d’aucun moyen de défense. Pourquoi en auraient-ils ? Pour se défendre contre qui ? Nous entrons sans hésiter et nous leur annonçons que nous prenons possession de leur cité. Ils se prosternent devant nous et ils se soumettent.
— Onze hommes et femmes à moitié nus, armés de gaffes et de cabillots vont conquérir seuls la capitale d’une civilisation extrêmement évoluée ?
— Avez-vous jamais étudié l’histoire de la Terre, Lawler ? Il y avait un pays qui s’appelait le Pérou, qui étendait sa loi sur tout un continent et où les temples étaient en or. Un certain Pizarre est arrivé avec environ deux cents soldats, des armes médiévales sans aucune efficacité, un ou deux canons et quelques fusils primitifs. Il s’est emparé de la personne de l’empereur et a conquis le pays en un tournemain. À peu près à la même époque, un certain Cortez a accompli la même chose dans un empire tout aussi riche qui s’appelait le Mexique. Il suffit de les prendre par surprise, de s’interdire toute possibilité de défaite, d’entrer en force et de s’emparer de celui qui incarne l’autorité. Ils tombent à nos genoux et tout ce qu’ils possèdent nous appartient.
Lawler regardait Delagard d’un air abasourdi.
— Sans même remuer le petit doigt pour nous défendre, dit-il, nous nous sommes laissé chasser de l’île où nous vivions depuis cent cinquante ans par les cousins retardés de ces super-Gillies, parce que nous savions fort bien que nous n’avions pas la moindre chance de les affronter avec succès. Et maintenant, vous me dites en me regardant bien en face que nous allons vaincre à mains nues toute une civilisation hautement technologique et, pour me prouver que c’est possible, vous me servez des contes à dormir debout sur des royaumes mythiques conquis par des héros de légende. Bon Dieu, Nid, vous rendez-vous compte ?
— Vous verrez, doc. Je vous le promets.
Lawler fit des yeux le tour de la table pour chercher un soutien. Mais tout le monde demeura muet, le regard terne, comme endormi.
— Je me demande bien pourquoi nous perdons notre temps à parler de cela, reprit-il. Cette cité n’existe pas. C’est une idée inconcevable. Vous n’y avez jamais cru un seul instant, Nid. Dites-moi la vérité !
— Je vous l’ai déjà dit. J’y crois peut-être, mais ce n’est pas sûr. Jolly, lui, y croyait.
— Jolly avait l’esprit dérangé.
— Pas quand il est revenu à Sorve. Ce n’est arrivé que plus tard, après que tout le monde se fut moqué de lui pendant des années…
Mais Lawler en avait assez entendu. Delagard ne cessait de tourner en rond et rien de ce qu’il disait ne tenait debout. L’air humide et étouffant de la cabine lui sembla soudain aussi difficile à respirer que de l’eau. Il avait l’impression de suffoquer. Des haut-le-cœur dus à la claustrophobie commencèrent à le saisir. Il avait besoin, terriblement besoin de quelques gouttes d’extrait d’herbe tranquille.
Lawler comprenait maintenant que Delagard n’était pas seulement un dangereux illuminé ; il était complètement fou.
Et nous voilà tous perdus au bout du monde, songea-t-il, sans la moindre possibilité de nous enfuir et aucun endroit où aller, si jamais nous réussissions à nous en sortir.
— Je ne peux pas écouter plus longtemps ce tissu d’insanités, déclara-t-il d’une voix à moitié étranglée par la fureur et le dégoût.
Puis il se leva et sortit en toute hâte.
— Docteur ! s’écria Delagard. Revenez ! Revenez, bon Dieu !
Lawler claqua la porte et s’engagea dans la coursive.
Seul sur le pont, Lawler sut, sans avoir à se retourner, que le père Quillan venait d’arriver derrière lui. C’était curieux d’avoir cette certitude sans même regarder. Il devait s’agir de quelque effet secondaire des violentes émanations que la Face dirigeait vers eux.
— Delagard m’a demandé de monter vous voir et de parler avec vous, dit le prêtre.
— Parler de quoi ?
— De l’esclandre que vous venez de faire dans sa cabine.
— L’esclandre que j’ai fait ? demanda Lawler, stupéfait, en se retournant vers le prêtre.
Éclairé par les lumières multicolores qui crépitaient tout autour d’eux, le visage de Quillan semblait plus émacié que jamais, une longue figure aux méplats accusés, à la peau tannée et luisante, aux yeux brillants comme des phares.
— Si nous parlions plutôt de Delagard ? Une cité cachée sous la mer ! Une guerre de conquête sur le modèle de vieilles légendes mythiques !
— Ce ne sont pas des légendes mythiques. Cortez et Pizarre ont vraiment existé il y a mille ans et ils ont réellement conquis de vastes empires avec une poignée de soldats. C’est une vérité attestée de l’histoire de la Terre.
— Ce qui s’est passé il y a si longtemps sur une autre planète n’a pas valeur d’exemple ici, répliqua Lawler avec un haussement d’épaule.
— C’est vous qui dites cela ? Vous qui vous transportez sur la Terre dans vos rêves ?
— Cortez et Pizarre n’avaient pas à affronter des Gillies. Delagard est complètement cinglé et tout ce qu’il nous a raconté n’est que le délire d’un fou ! Mais vous ne partagez peut-être pas mon avis, ajouta-t-il, soudain méfiant.
— Delagard est un être versatile, théâtral, plein d’ardeur et de passion, mais je ne pense pas qu’il soit fou.
— Une cité sous-marine au fond d’un tunnel de gravitation ? Vous croyez réellement qu’une telle chose peut exister ? On vous ferait croire n’importe quoi, hein ? Oui, bien sûr. Vous croyez bien au Père, au Fils et au Saint-Esprit, alors pourquoi pas à une cité sous-marine ?
— Pourquoi pas ? dit le prêtre. On a découvert des choses bien plus bizarres sur d’autres planètes.
— Comment voulez-vous que je le sache, dit Lawler avec aigreur.
— De plus, ce serait une explication très plausible au relief d’Hydros. C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi, Lawler. Il n’y a pas de véritables planètes d’eau dans la galaxie, vous savez. Celles qui ressemblent à Hydros ont toutes au moins des chapelets d’îles naturelles, des archipels, les sommets de montagnes submergées qui dépassent de la surface de la mer. Hydros, au contraire, n’est qu’un énorme globe d’eau. Mais, si l’on pose comme postulat qu’il existait autrefois des étendues de terre ferme ayant servi à bâtir une ou plusieurs gigantesques cités sous-marines jusqu’à ce que toute la surface d’Hydros ait été submergée et qu’il ne reste plus rien que de l’eau…
— Peut-être. Mais rien n’est moins sûr.
— Cela tombe sous le sens. Pourquoi les Gillies construisent-ils des îles ? Parce que leur espèce a évolué d’une forme aquatique et qu’elle a besoin de terre ferme pour vivre ? La théorie me semble tout à fait raisonnable. Mais imaginons maintenant une évolution inverse. Imaginons que les Gillies aient été à l’origine une espèce terrestre et que ceux qui sont restés à la surface de l’eau à l’époque de la migration souterraine se soient transformés en une espèce semi-aquatique quand la terre ferme a disparu. Cela expliquerait…
— Vos raisonnements scientifiques sont semblables à vos raisonnements théologiques, le coupa Lawler d’un ton las. Vous partez d’une proposition illogique, puis vous accumulez toutes sortes d’hypothèses et de conjectures dans l’espoir de lui donner un sens. Si vous tenez absolument à croire que les Gillies en ont brusquement eu assez de vivre en plein air, qu’ils se sont bâti un refuge au fond de l’océan en arasant tout le relief de la planète et qu’ils se sont amusés à laisser à la surface de l’eau un type mutant amphibie, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai ! Cela m’est parfaitement égal. Mais croyez-vous aussi que Delagard soit capable d’envahir cette cité sous-marine et d’en faire la conquête comme il nous l’a expliqué ?
— Eh bien…
— Écoutez, dit Lawler, pour moi cela ne fait aucun doute : cette cité magique n’existe pas. Moi aussi, j’ai discuté avec le vieux Jolly et il m’a toujours donné l’impression d’avoir le cerveau fêlé. Mais même si l’entrée se trouvait dans la prochaine échancrure de la côte, il nous serait absolument impossible de l’envahir. Les Gillies nous écraseraient en cinq minutes. Écoutez-moi bien, mon père, poursuivit-il en se rapprochant du prêtre, la seule chose à faire, c’est de mettre Delagard aux arrêts dans sa cabine et de foutre le camp d’ici aussi vite que possible. Telle était mon opinion il y a quelques semaines, puis j’ai changé d’avis, mais je vois bien maintenant que j’étais dans le vrai. Cet homme a le cerveau dérangé et nous n’avons rien à faire ici.
— Non, dit Quillan.
— Non ?
— Delagard a peut-être l’esprit aussi dérangé que vous le dites et ses projets sont peut-être de la pure folie, mais, si vous essayez de les contrecarrer, ne comptez pas sur moi pour vous soutenir. Bien au contraire.
— Vous voulez continuer à tourner autour de la Face sans vous soucier des dangers ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Vous savez très bien pourquoi. Lawler demeura silencieux pendant quelques instants.
— Oui, dit-il enfin, mais cela m’était sorti de l’esprit. Les anges, le paradis… Comment ai-je pu oublier que vous avez été le premier à encourager Delagard à venir ici, que vous aviez vos propres motivations qui étaient bien différentes des siennes.
D’un geste dédaigneux, Lawler tendit le bras vers la végétation kaléidoscopique qui occupait le rivage de la Face.
— Vous vous imaginez toujours que c’est le pays des anges ? Ou des dieux ?
— D’une certaine manière, oui.
— Et vous croyez toujours que ce sera le lieu de votre rédemption ?
— Oui.
— Par quoi serez-vous racheté ? Par des lumières et par des sons ?
— Oui.
— Vous êtes encore plus fou que Delagard.
— Je comprends ce qui vous incite à le penser, dit le prêtre.
— Je vous imagine en train de pénétrer à ses côtés dans la cité souterraine des Gillies, fit Lawler avec un rire âpre. Il brandit une gaffe et vous portez une croix. Vous chantez des hymnes, vous sur un ton, lui sur un autre. Les Gillies s’avancent et se jettent à vos genoux. Vous les baptisez l’un après l’autre, puis vous leur expliquez que Delagard est leur nouveau roi.
— Lawler, je vous en prie !
— De quoi me priez-vous ? Vous voulez que je vous tapote la tête et que je vous dise à quel point je suis impressionné par la profondeur de vos idées ? Puis que je redescende pour aller faire part à Delagard de ma gratitude d’avoir un chef si inspiré ? Non, mon père. Je suis à bord d’un navire commandé par un fou qui, agissant de connivence avec vous, nous a conduits dans l’endroit le plus bizarre et le plus dangereux de la planète. Cela ne me plaît pas et je veux repartir.
— Si seulement vous acceptiez de voir ce que la Face a à nous offrir…
— Je sais ce que la Face a à nous offrir. La mort, mon père. Nous allons mourir de faim, de soif, ou pis encore. Vous voyez ces lumières qui ne cessent de danser là-bas ? Vous sentez ces étranges décharges électriques dans l’air ? Tout cela ne me dit rien qui vaille. Tout cela me paraît en fait extrêmement dangereux. Est-ce là votre conception de la rédemption ? La mort ?
Quillan tourna brusquement vers lui un regard hébété, égaré.
— N’est-il pas vrai, poursuivit Lawler, que votre Église considère le suicide comme un des péchés les plus graves ?
— C’est vous qui parlez de suicide, pas moi !
— C’est pourtant vous qui êtes résolu à le commettre.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, Lawler. Et, dans votre ignorance, vous déformez tout.
— Vraiment ? demanda le médecin. Vous le croyez vraiment ?